2007 - La libération du trait

Rachida Triki
Nja Mahdaoui, catalogue d'exposition, Meem Gallery, 2007.

 

La libération du trait
Une esthétique de la déconstruction

 

L’art de Nja Mahdaoui est un défi à la tradition calligraphique de type ornemental, inscrite dans des codifications bien ancrées. L’artiste a inventé des modes de faire inédits qui ont inscrit esthétiquement le graphisme de la lettre arabe dans le mouvement pictural moderne et contemporain. Il l’a fait non pas en divorçant d'avec la forme instituée de la culture locale, mais en en dynamisant les signes patrimoniaux par réactivation et intégration d'autres formes et techniques empruntées à d'autres pratiques d'art. Elles vont des grands formats picturaux par panneaux verticaux jusqu’aux triptyques et aux installations à modules variables.
        Cela suppose bien sûr la perméabilité du geste créateur qui réinscrit dans la différence la constance à soi en retravaillant les signes traditionnalisés en signes de présence picturale ou plastique par une démarche toute singulière.
        En variant les formes et les médiums, Nja Mahdaoui témoigne de la richesse et de la diversité de l'expression artistique dans un contexte culturel qui maintient en même temps la constance à soi dans un patrimoine arabe, mais avec un horizon de futurition plurielle. Il sait mieux que personne que le graphisme de la lettre arabe est un élément très riche par la variété de ses styles et de ses codifications, que ce soit dans la calligraphie manuscrite ou dans l'ornementation architecturale. De plus, cet élément peut opérer une double séduction : celle de l'origine dans le rapport séculaire de la langue au sacré et celle de l'infinie richesse calligraphique et la variété de ses configurations à portée ornementale.
        La calligraphie, en effet, s'inscrit avant tout, comme le rappelle A. Khatibi, "dans la structure linguistique et institue un code second, dérivé de la langue, mais la jouant, la doublant par un transport visible (...); à partir de ce lieu où se dévide le sens, écrit-il, s'inaugure un simulacre qui enchante la langue, dans le sens originel : il la transforme en une formule divine"[1].
 
        Cependant les œuvres que présente, ici, Nja Mahdaoui permettent de retravailler le pictural à partir du tracé calligraphique comme module patrimonial saisi dans sa dimension plastique et non plus illustrative ; il réactive esthétiquement le champ d'abstraction des arts visuels pour l'inscrire dans les  mouvements de révolutions formelles contemporaines et internationales. L'introduction de l'abstraction dans la peinture par les jeux de formes calligraphiques dynamise la création allégeant la teneur originelle et sacrée du signe  qui devient formation et génération.
        On peut penser qu’en faisant le choix de la calligraphie comme élément pictural, on se trouve pris dans la configuration des signifiants de la langue elle-même, c'est-à-dire celle où le langage pictural est saisi par le graphisme des signes linguistiques.
        Comparant l'art calligraphique chinois au jeu de tracés libres dans l'art contemporain, Claude Lévi-Strauss remarquait déjà que rien ne permet d'identifier ces derniers comme jeu de forme élémentaire à des combinatoires d'unités qui n'en sont pas, alors que l'art calligraphique repose sur des unités qui " ont une existence propre en qualité de signes destinés par un système d'écriture à remplir d'autres fonctions"[2]. En ce sens, l'œuvre de l'art calligraphique traditionnel est langage " parce qu'elle résulte de l'ajustement contrapunctique de deux niveaux d'articulation " à savoir le niveau de signification et le niveau esthétique des valeurs plastiques".
        Dans le traitement moderne et contemporain que fait Nja Mahdaoui du tracé de la lettre arabe, c'est le premier niveau d'articulation qui est, pourrait-on dire, suspendu, laissant passer des propriétés esthétiques qui en annulent la signification mais tout en faisant planer son fantôme dans la trame du graphisme.
        De fait, l'équivoque qu'entretient l'apparence persiste par la force de l'habitus forgé par la tradition. Et l'artiste le sait, il s'en sert à bon escient dans la séduction d'un jeu de simulations créant des oscillations de significations inabouties. Le regard se retrouve à chaque fois dessaisi de son appropriation du lisible pour être ramené à un pur voir pictural.
        Fort de son savoir faire, il a créé de nouveaux procédés par lesquels il a réussi à introduire une dynamique transcréatrice par cette insertion de la lettre arabe dans le pictural. Il l’a émancipée de son ancrage à la fois dans le signifiant et dans le symbolique. Cette émancipation est amplifiée par la pratique contemporaine de sa démarche au moyen des nouveaux formats avec des encadrements inédits et des mixages d’abstraction libre purement chromatiques.
        C’est en exploitant les potentialités dynamiques de la calligraphie dans l'exécution et la répétition du geste avec une dextérité remarquable que  Nja Mahdaoui introduit un cinétisme par la variation des tracés pleins ou déliés de cursives et d’obliques. Il se risque, à chaque fois, à défier le signifiant en jouant sur des formes qui avoisinent des configurations traditionnelles pour les subvertir aussitôt par des procédés qui les mettent hors-sens.
        Il opère des transgressions en créant des agencements entre des figures géométriques nettement marquées (carré, cercle et losange) et des flux d'écriture très fine (apparentée au Ghobar indéchiffrable à l’œil nu) sur des plages chromatiques qui viennent traverser ou se heurter à la limite du tracé épais. La distribution spatiale des emboîtements de plans et d'enlacements des cursives est souvent scandée par la rupture brutale de tracés rectilignes. De plus, le dynamisme est accentué par l'étirement du graphisme des "appendices" qu'offrent certaines lettres qui permettent à l'artiste de jouer de l'épaisseur du trait jusqu'à l'évanouissement de sa courbure affinée à l'infini en son extrémité.
        L'entrelacs de certains tracés empruntant aux divers graphismes de la lettre arabe leur volute et leur angularité éclate dans son envol en petits carrés noirs rappelant la ponctuation qui est, en fait, comme à l’origine, la trace de l'application du bec du calame. L'ensemble forme des figures tridimensionnelles dynamiques et autonomes non réductibles au calligramme dont elles suggèrent parfois la structure. Dans certaines figures, la ligne se libère de l'ensemble plastique pour devenir une incision violente dans le corps de l'œuvre qui bascule et fait vaciller le regard.
        C'est donc à la fois des combinatoires purement formelles mais où se joue une esthétique de la présence-absence de signes sacrés. C'est aussi et surtout un travail sur les potentialités transcréatrices du calligraphisme qui se métamorphosent en distribution de lignes abstraites sur un espace pictural ouvert. C'est comme dirait Deleuze "une force vitale propre à l'Abstraction qui trace l'espace lisse"; la ligne abstraite et cinétique est à entendre comme « l'affect d'un espace lisse » [3], et inorganique.
        L'intérêt de l'œuvre de Nja Mahdaoui réside aussi dans l'exploitation des effets plastiques de la lettre arabe sur des supports différenciés qui rompent à la fois avec la fenêtre picturale et avec l'ornementation traditionnelle. Il intervient parfois à l'encre de Chine sur des peaux de mouton qu'il sculpte en les brûlant sur leur bord, retissant de manière inédite le lien avec les parchemins. Il crée aussi des installations en intégrant cursive, oblique et angularité où les panneaux semblent converser par différence et répétition. Les possibilités offertes par la richesse de son tracé et l'acquisition quasi-physique de la gestuelle calligraphique le porte à composer en métissage avec de pures formes et de plages colorés qui intensifient le rythme spatial. Le peintre les ressaisit dans le mouvement d'un graphisme épais ou fluctuant qui borde, traverse ou sectionne l'ensemble. Ce croisement poïétique jette dans l'indistinction le signe calligraphique et l'abstraction lyrique.
        Nja Mahdaoui a compris qu’être contemporain ne signifie pas être étranger à une histoire, à des traces ou à des mythologies pour produire de l'inédit dans une séparation radicale. Être contemporain pourrait se dire inscrire son actualité dans une transcréation qui réactive le sens de manière transgressive. Le retour à un élément dit patrimonial n'est donc pas uniquement destiné à la célébration du passé par des pratiques symboliques ou par des rituels qui fonctionnent sous le mode nostalgique ou fondateur. Il peut, comme c'est le cas ici, devenir un ressort du processus créateur transfigural. Cela tient à la perméabilité du geste créateur riche de la mémoire, de la polyvalence du vécu et ouvert à la futurition de l'imaginaire.

 

Rachida Triki

 


1. Abdelkabir Khatibi, L'art calligraphique arabe, éd. Chêne, p.20.

2. Claude Levi-Strauss, Le cru et le cuit, Mythologique I, Plon, p.29.

3. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Ed. De  Minuit, Paris 1980, p. 623.

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