1996 - Nja, l'inducteur

Salah Stétié

Calligraphies. Hommage à Nja Mahdaoui, Horizons Maghrébins & Cahier d'Études Maghrébines (Toulouse & Cologne, 1998), pp. 163-64.


 

 

L'écriture rêve de nous. Disons mieux : elle nous rêve. Nous n'existons dans la perspective de l'Histoire, que d'être enfermés, chair et sang, pensée et battements de cœur, dans les lacs et les entrelacs de nos signes inventés. La calligraphie, quelle qu'elle fût, vient à nous des origines de l'espèce avec, comme un fleuve charriant des débris, des traits, des pointes, des idéogrammes, des hiéroglyphes. des caractères, des lettres d'imprimerie,  - et tout le reste... Celui qui peut déchiffrer ces inscriptions. ces fragments d'inscription. ces mouches abstraites, ces "pattes de mouche" lit-on parfois, ces insectes mystérieuse­ment mis à plat sur les pages et sur les plages du temps, celui-là sait qui nous avons été, quel fut notre rôle et quelle aventure humble ou grandio­se nous a portés à laisser ici ou là une  trace de notre passage.
 
      Toute l'architecture de l'Histoire, tout ce temple dressé, ne tient que par ces vestiges bientôt gagnés par la montée de la nuit. Voilà comment, rêvés une première fois par la voie, nous sommes une seconde fois, rêvés par l'écriture. Mais on peut tenter de résister à cette double déréalisation. On peut - ce que fait Nja Mahdaoui - se dire que l'une des tâches urgentes de l'homme du rêve est de tenter de rêver l'écriture plutôt que d'être rêvé par elle, et dominé par ce qui fait qu'elle nous fragilise si fortement. 
 
     Les écritures de Nja Mahdaoui seront des calligraphies mimétiques non pour que le calligraphe ne nous soit plus qu'un singe abominable, mais pour qu'il nous soit, au contraire, celui qui prépare à l'homme à venir, à l'homme écrivant, les mille et une toiles d'araignée où se prendra. le moment venu, plus tard, beaucoup plus tard, l'essaim des mouches abstraites tantôt évoquées. Nja Mahdaoui veut prendre à ses rêts tendus subtilement le réel qui, de partout, s'enfuit loin de nous - fuit par toutes les fissures de l'être insaisissable. Son écriture se fait leurre comme on le dit de certains pièges à oiseaux. Et quelle est la finali­té du leurre sinon, justement, d'induire la réalité à se produire un peu, si peu que ce soit ?
 
     Ce réel, cette réalité, je les vois fortement ins­crits, écrits dans les calligraphies raffinées et somptueuses de Nja, comme l'écriture fantasmatique des Mille et Une Nuits. "Dans le rêve de l'homme qui rêvait, le rêve s'éveilla", écrit Borges. Si, comme j'ai tenté de le formuler, l'écriture nous rêve, c'est rêve de rêve que l'écriture de Nja, et c'est aussi main de l'homme qui, plutôt que de la reproduire seule­ment, crée avec timidité et audace un peu de notre réalité spirituelle rendue visible au sortir et avec les moyens mêmes de l'invisible.
 

Salah Stétié

Tremblay-sur-Mauldre, le 29 juillet 1996

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