1996 - La parole de Nja Mahdaoui

Rodrigo de Zayas
Calligraphies. Hommage à Nja Mahdaoui, Horizons Maghrébins & Cahier d'Études Maghrébines (Toulouse & Cologne, 1998), pp. 165-66.
Nûn (Tunis: Simpact, 2000).

 
          Parole ! Voici ce mot de tous les mots, nom de divinité aux mille épiclèses dont on ne fixera les traits qu'au prix d'un regard éclairé de lumière méridienne. D'autant que les mots de ce mot détournent, provoquent les dérives, ornent les illusions, en un mot, pour protéger l'essentiel en ses voies royales. En ce mot car Parole est la pre­mière des apparences présentes dans l'œuvre de Nja Mahdaoui. La voici, saisie, rassemblée, condensée, rendue présente, par l'œuvre. Épipha­nie du Verbe unique, sortilège du verbe créer ; on s'y reconnaitra car tels sont la volonté et le génie de son créateur. A peine frôlé, l'Interdit amorce déjà ses détours, ses dérives, ses ornements, anamorphoses destinées aux regards obstinés qui ne voient que les traits parallèles du même en eux­ mêmes.
 
          Certains mots détournent le sens des sens qui s'égarent, là, où n'était la droite voie ensuivie, dirait le Poète. Nul mot n'est innocent s'il prétend distribuer les rôles et soumettre nos pensées au fil des sens. Apprenons à le reconnaître au gré des mots quî enchainent. Voici Arabesques, porteur d'Arabes, de Mauresques et d'ornements. De quoi nous détourne-il ? De l'essentiel, bien sûr, mais duquel ? L'Arabe, au singulier, sait que rien ne doit représenter l'Essentiel. Depuis l'aurore révélée, il sait que les arabesques sont un miroir ;  leurs détours décrivent et inscrivent un dédale lové sur lui-même. L'intrus aux yeux opaques y perd la trace de son propre regard. Pour se décrire et s'inscrire, le mot Arabesques doit s'écrire mais il ne le peut, son impuissance appelle un autre mot, celui de Calligraphe. Le verbe traduit en acte l'inertie du calligraphe, qui calligraphie, puis s'efface, rendu à son insignifiance. Le lecteur suivra ce nouveau détour du sens dévoyé, de fausse porte en piste égarée, jusqu'à l'épuisement de la légion chaotique des sens en contresens tourbillonants.
 
          La Parole est la première des apparences présentes dans l'œuvre de Nja Mah­daoui. Son sens est de n'avoir pas de sens. Sa pré­sence appelle une autre lecture qui jamais ne se lit. Evénement dont la trace appelle le chant des fontaines et la brise des jardins. Présence souve­raine du mot sans rival, dont l'épiclèse sera Vérité pour qui saura lire sans lecture.
 
        Faite présence, la Parole déroule sa puissance issue du point qui vit naître la Création. Partie de ce lieu-là et de nul autre, car ce serait une profa­nation, la Parole dévoile le rythme, la métrique, la forme, les courbes, les itinéraires et les enchaine­ments envoûtants du Verbe. Elle prend son vol avec la maitrise absolue de l'espace, sans se répéter, sans sacrifier sa splendeur aux faiblesses de la symétrie, sans se détourner de la seule trajectoire possible en vérité. Purifiée en sa présence épiphane, la Parole de Nja Mahdaoui annonce le Verbe sans enfreindre l'Interdit. Métaphore inouïe de la Création, la Parole de Nja Mahdaoui annonce, sans dire (comment dire sans mentir ?) que le Verbe est un message d'amour et de beauté. Le regard se métamorphose en vision d'éternité.
 
Séville, le 20 juin 1996
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