1997 - La Lettre Libératrice

Abdelwahab Bouhdiba

Traduit de l'arabe.

Calligraphies. Hommage à Nja Mahdaoui, Horizons Maghrébins & Cahier d'Études Maghrébines (Toulouse & Cologne, 1998), p. 174.


 

Il n'est pas donné à n'importe qui de rénover ses propres racines culturelles. Cela suppose une conscience aïgue des choses, une attention de tous les instants, Une aptitude à repenser en conti­nu la plénitude du vivre et une créativité intense. Ce sont là précisément les dimensions de l'œuvre de Nja Mahdaoui qui ne cesse d'enchanter et de surprendre à cause de l'attention qu'il donne à son propre renouvellement. En fait c'est tout l'imaginaire arabe qui est objet d'une reprise chaque fois prenante et marquante mais toujours en épanouissement. Les tableaux de Nja sont autant d'attaches solides avec l'origine malgré les siècles et les divers de l'expression.
 
     Nja Mahdaoui a donc choisi de prendre appui sur la lettre arabe. Choix judicieux s'il en est car le "harf" c'est stricto sensu le bord tangentiel du dire et de l'être. Écrire, c'est inscrire un signe sur son support pour rendre certes le lire possible mais surtout pour l'insérer, lui permettre de prendre pied puis racine dans le patrimoine collectif. Marquer, conserver, témoigner sont ainsi les trois fonctions de la lettre surtout si l'on songe qu'en Islam l'inspiration coranique est d'abord de l'ordre du signe. Porteuse d'être, elle est aussi mainteneuse d'identité.
 
      Mais avec Nja elle se renouvelle en profon­deur, prend de l'élan et déborde le cadre (dans tous les sens du mot) qui, loin de l'enserrer, finit par lui servir de tremplin. Jai11ie des racines, elle brise les liens traditionnels du sens non point pour les détruire mais pour les transcender et comme pour montrer qu'elle n'a pas encore épuisé sa tâche et qu'elle est capable de toutes les assomptions. La lettre sort ainsi de son tête à tête avec un sens codifié ne varietur. Elle prend conscience de sa force et de sa capacité d'être elle-­même créatrice de son propre sens. Il ne s'agit jamais de reproduire une signification fixée d'avance. Mieux encore, la lettre est investie de la majestueuse mission de promouvoir le sens pour en assurer l'assomption totale. Plus donc que la beauté du graphisme, ce qui compte c'est son enracinement total et totalisant dans un ensemble de formes, de couleurs et de gestes. Exorcisme donc et quête de nouvelles expressions.
 
     De création en création, Nja fait émerger sa double capacité de prise en charge de l'être et de création du sens. D'où cette exploration à partir des supports inertes en eux-mêmes, mais devenus vivants : papier, parchemin, métal et autres étoffes. D'où aussi cette tentative de prendre "pied" dans le corps vivant lui-même car graphis­me devient danse. La lettre s'efface devant son propre mouvement qui épouse tout, à force d'explorer ses propres possibilités. Elle prend corps, donne vie et se transcende. En s'émanci­pant, la lettre devient la libératrice universelle de tous les existants. Œuvre fécond qui n'a pas dit son dernier mot et qui ne saurait d'ailleurs le dire puisqu'il n'y a jamais de dernier mot. En libérant la lettre, Nja se libère et nous libère. N'est-ce pas là la plus belle offrande qu'il nous fait ?

 

Abdelwahab Bouhdiba

Tunis, 6 mars 1997

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