1986 - Sous l'influence du Sacré

Jean-Yves Loude
Journal Le Progrès, Lyon, Avril 1986. Article précédant l'exposition personnelle au Palais de l'Evéché, à Uzès, dans le cadre de la manifestation Civilisation d'Orient, du 14 au 28 Mai 1986.

Nûn (Tunis: Simpact, 2000)


 

 

Feuilleton Reportage
de Jean-Yves Loude
51  Un hiver à Tunis

 
Sous l'influence du Sacré

Je me répétais cette phrase : "Et les rêves m'ont brusqué avec tant d'images...". Un mois dans la vie d'une ville à me laisser brusquer. Que sait-on de Tunis, cité voisine de nos rivages ? Dans ce carnet de voyages, j'accumule des découvertes à transmettre. M. Ali Louati, directeur du Centre d'Art Vivant de Tunis me montrait le déséquilibre d'une information culturelle française qui se répandait quotidiennement dans les pays du Maghreb par toutes sortes de canaux, média, sans contrepartie. Existe-t-il seulement une curiosité Française pour les expressions en provenance de Tunisie, du Maghreb ? Quelle place réserve-t-on à ces affluents de la pensée universelle, obnubilés que nous sommes à scruter les antagonismes séculaires entre mondes arabe et occidental, exacerbés par les troubles et ambiguïtés du Politique ? En face de ces discordes, incompréhensions, entretenues, manipulées, il faudrait que l'information ajuste en permanence la vision de l'autre, dans sa participation à un essentiel qui persistera quand les puits de pétrole seront asséchés et les ficelles du jeu hégémonique usées jusqu'à la corde.
            Alors, parler (trop brièvement ici) de Nja Mahdaoui, rencontré à Tunis, de son oeuvre qui au delà de l'émotion forte de la révélation, m'apporte une grande plénitude. Durable sentiment.
Nja Mahdaoui peint sous l'influence du sacré et son art transmet à tout spectateur cette vibration infalsifiable. Il trace des lettres que l'on croit reconnaître arabes mais qui, en fait, échappent à la tradition calligraphique puisqu'elles ne portent pas de sens, ne donnent pas à lire... N. Mahdaoui occupe l'espace de toiles, parchemins, cuirs, os, peaux à établir des édits dans une langue indéchiffrable, mais dont l'oeil saisit l'immédiat message d'harmonie. Il lance ses calames antiques et autres pointes plus actuelles qui inscrivent sur ces surfaces des colonnes de signes denses, traversées par l'exubérante chorégraphie des courbes et volutes, d'éblouissants paraphes. Sarabandes de lettres en corps gras sur la portée d'imperceptibles caractères cunéiformes. Souvent, des rangs entiers de signes s'envolent en nuées hors de cadres trop rigides. Des labyrinthes de traits se dénouent, se délient, se délignent. Des soleils carrés funambulent sur l'horizon et sous un ciel de lettres ailées. Affrontements sublimes de l'encre noire et de l'ocre des peaux, et de l'or des figures géométriques.
           Il faut à Nja Mahdaoui la respiration des pratiques mystiques Soufi pour qu'aucune discordance ne trouble l'exécution de ces oeuvres qui fixent une vision de la perfection. Pour une méditation. Une contemplation. Mais si Mahdaoui s'abreuve aux sources de sa propre culture, son geste rejoint la sérénité du scribe antique, de l'enlumineur, du maître Zen, du Lama tibétain. L'irrésistible beauté qui se dégage de ses alphabets saisis de danse cosmique résulte de l'état d'âme de l'auteur et influence directement celui du regardant.
 
Dans le texte qu'il lui a consacré, Edouard Maunick, le poète mauricien, appelle Mahdaoui "ce païen fou de Dieu, dont la foi dépasse la croyance". Et que la certitude n'emprisonne pas. Et qui explore inlassablement. Nja Mahdaoui est l'incarnation de l'enthousiasme. Il proclame la modernité de l'héritage qu'il a reçu et investit dans le futur Grenade et l'Andalousie, toutes les splendeurs architecturales arabo-musulmanes. Mais le créateur a rompu les amarres avec le passéisme, tout folklore, tout immobilisme. «Un art autre, possédant sa propre âme, un art qui n'ignore pas ce qui se fait ailleurs, un art qui irait enrichir le patrimoine universel d'une part et qui pourrait, dans le cas de nos sociétés actuelles, je parle ici des pays en voie de développement, donner à réfléchir et non à subir ou à consommer».
En espérant que l'itinéraire mondial de cet immense artiste puisse comporter une étape dans notre région.1
 

1 Nja Mahdaoui expose à Uzès du 14 au 28 mai 86 au Palais de l'Evéché, au cours de la manifestation « Civilisation d'Orient ».
Conférences de Nja Mahdaoui « Pour une esthétique du Signe », du 12 au 16 mai.
Inauguration : 14 mai 86 à 18 h 30 en présence de Nja Mahdaoui.