1983 - Couleurs à haute voix

Edouard J. Maunick

Nja Mahdaoui, Cérès Productions (Tunis: 1983), pp. 8-9.


 

       On n'écrit pas la mer, on n'épèle pas le feu ! C'est le Tunisien Nja Mahdaoui qui me l'apprend dans ses derniers tableaux parmi lesquels j'ai longtemps cherché parole, comme j'ai longtemps fouillé le vocabulaire, pour dire, en d'autres temps, le coup au cœur que j'ai reçu lors de la découverte, dans une galerie de Tunis, de sa calligraphie païenne plus proche du sacré que la prière.
 
      Les derniers tableaux de Mahdaoui : une vingtaine d'aquarelles où vibre, vacille et s'atomise une musique de la mer et du feu. Je veux ici, transgresser les normes, les équations et les formules, pour tenter de nommer le bleu et le jaune en un appareillage hors-circuit. Composer un journal de bord qui rendit compte d'une expédition hors-géographie et pourtant bien terrestre, où nul ne peut nier sa propre tentation. Son propre voyage. Et je prends d'emblée le risque de me répéter : Nja Mahdaoui, c'est le yenbou' fait peintre. Entrons donc dans la quête. J'oublie pour cela, les leçons bien apprises, trop longtemps ressassées pour encore prétendre à quelque efficacité, fut-elle de description sommaire. Pour cela, je me fais fou de la folie du peintre, afin d'être crédité de raison, celle-là instinctive. C'est-à-dire char-nelle. C'est-à-dire sans référence mais vraie. Une raison ni civile ni civique. Crue. Nous sommes dans le domaine de l'art, de la permission totale. Que chacun regarde au niveau de son exil. Je veux dire ce moment où le contact s'établit d'instinct entre le regard et les entrailles, sans intermédiaire. Le cœur battra mieux, après. Le sang livré au plus beau des mascarets, celui qui fait déferler jusqu'au lit même de la chair, la houle électrique du tressaillement.
 
      Chacun pour soi, mais un chacun soudain pluriel, parce qu'un peintre arabe nous renouvelle jusqu'à l'autre. Jusqu'à ses débordements. C'est donc ici que je ne suis plus seul. Que j'habite et que je suis habité. On n'écrit pas la mer, mais Mahdaoui a bien pris, lui, la liberté de naviguer dans les marges de la mer... On n'épèle pas le feu, mais Mahdaoui, lui, est bien descendu sans visa, puiser au fond du feu... Ainsi, par insolente solidarité, je m'abandonne avec lui, dans le tournoiement de la vague et de la flamme : ce bleu et cet or qui n'en finissent pas d'annuler les contraires, de marier l'eau et le feu, de faire monter un arc-en-ciel aux seules couleurs de leurs noces violentes et douces à la fois.
 
      Tu es signe, dit le Livre. Soit, dit le fils de la Terre. Et le calligraphe se dépouille de tous les oripeaux. Il veut être nouveau, tout en sachant son grand âge : cinq fois, dix fois, vingt fois, il recommence les déhanchements de la mer et du feu, pour vérifier la liquide incandescence du regard. L'alchimie est dans ses poignets, entre ses doigts. Close dans l'ensemencement fugace d'un geste puisé du fin fond des âges certes, mais aujourd'hui laché présentement libéré à des, fins fertiles. Nja Mahdaoui démonte le vide de toutes pièces. Il lui désigne sa danse et son vol. A la place du néant, toujours entre mer et feu, tantôt une femme vêtue de nudité ensoleillée et qui demande à la guitare de ne jamais l'abandonner, tantôt un oiseau difficile en son bec, facile en ses ailes. Oui, j'ai vu tout cela, alors que je marchais d'éventail en éventail, je veux dire d'aquarelle en aquarelle, et qu'une voix aux lueurs espagnoles, dans la pièce, psalmodiait les strophes d'Octavio Paz: toujours cette mémoire andalouse, peu importe la distance atlantique jusqu'au Nouveau-Monde !...
 
      Tu es signe, se dit le peintre ! Et d'hier à aujourd'hui, Nja Mahdaoui paganise du noir et blanc au bleu et or vers un ailleurs délibérément inconnu. Car il s'agit surtout de sortir, de trouver l'issue. Et quand ce serait vers l'exil, le prix reste encore déri-soire. Il tire sur les cordons d'une écriture pour la fertiliser autrement que par faux semblant. Pour rédiger justement.
 
      Parfois, quand l'espace requiert frontière comme pour changer de dimension, se reposer du yenbou', ou l'aborder autrement, le peintre agit sur d'autres lames qui sont feuilles d'un métal soumis, au sein même de la semence irisée des couleurs, à une chorégraphie nettement africaine, donc animiste. S'insurgent alors, des pans ascensionnels comme blessés et guéris par leur propre mouvement. Je connais des racines solitaires laissées par le vent et le raz-de-marée à Cayar ou sur le littoral caraibe, qui brûlent des mêmes gestes. La voilà donc, la symbiose de Mahdaoui l'Africain !...
 
      Peut-être qu'un jour, sur sa terre natale de la Marsa ou ailleurs, Nja Mahdaoui, d'un geste encore plus couteau que tous les autres, incisera-t-il la toile de sa vie, de ce noûn suprême et qui recèle l'alpha et l'omega. Ou le néant fertile. Peut-être... Mais en attendant, la lumière continue d'officier entre ses mains.