2002 - Le calligraphe aux mille et une énigmes...

Valère-Marie Marchand

Revue Plumes, no. 33, Février 2002, pp. 44–49.


 

Visite d'atelier : Nja Mahdaoui, le calligraphe aux mille et une énigmes...

 

Passager entre deux mondes, Mahdaoui est un plasticien qui célèbre l'expression calligraphique arabe. Diplômé de l'Académie Santa Andréa de Rome, il a exposé dans de très nombreux musées, notamment au British Museum à Londres ou à l'Institut du Monde Arabe à Paris. Itinéraire de cet artiste hors normes.
 
Il aime raconter des histoires et il peut, pendant des heures, évoquer la parole de Shéhérazade. Il vient de publier un livre sur l'un des épisodes des Mille et une Nuits et il entraîne plus d'un lecteur dans ses élucubrations picturales. A la fois d'ici et d'ailleurs, Nja Mahdaoui met au profit de son œuvre, sa vocation de chercheur. Sa culture, c'est du moins ce qu'il dit, est plutôt "arabo-islamique" et sa source d'inspiration se rapproche du continent africain. Il aime à dire qu'il fait partie du "Peuple du Livre" et que la puissance suggestive des mots contribue à la mémoire des peuples. Pour lui, la calligraphie est une relecture, une invitation à découvrir avec les yeux d'un autre, ce que l'on porte en soi.
 
Une géométrie du signe

C'est à partir d'une trame déjà existante, et sur le canevas de la tradition orale que Nja Mahdaoui trouve son propre territoire et qu'il se résout à réinventer les signes.
Attentif aux œuvres littéraires et à tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, aide à leur redécouverte, il dit volontiers qu'un texte n'a pas besoin d'images pour exister et que l'illustration - si toutefois elle est nécessaire - ne peut être que suggestive. « Le travail que j'ai effectué sur ce conte des Mille et une Nuits, déclare-t-il, se situe en droite ligne de ce que j'appelle "l'art total". Ce qui m'intéresse, ici, c'est le voyage du regard et les rencontres qu'occasionne le temps. » Refusant catégoriquement toute vision simpliste, Nja Mahdaoui a inséré, à l'intérieur de ses calligraphies, plusieurs grilles de lecture, plusieurs approches, toutes différentes les unes des autres, plusieurs regards qui se déplacent de part en part...
Prenant à revers le principe de l'illustration, l'artiste abandonne volontiers l'aspect linéaire du texte pour un chemin graphique peu à peu recréé. Il peut intervertir l'ordre d'apparition des mots, les rendre volontairement illisibles et laisser à la graphie, désormais libérée d'elle-même, le soin de tournoyer sur elle-même. Émergeant d'un bord à l'autre de la page, et se déployant sur de larges bandeaux, la phrase entre alors, malgré elle, en action et épouse, à son rythme, la durée du geste. Parlant non pas de calligraphie mais d'interprétation graphique, Nja Mahdaoui magnifie le verbe sans en déflorer le sens et se garde bien d'expliquer ce qui, selon lui, relève de l'accompagnement. « A l'heure actuelle, note-t-il, je vénère l'écriture sous une forme abstraite, ce qui permet au lecteur d'apprécier le pouvoir évocateur du verbe. Une œuvre poétique n'a, la plupart du temps, pas besoin de figuration. Je reprends, de manière contemporaine, la tradition de l'illustration mais en lui offrant son aspect suggestif. » S'inspirant de l'art du vitrail et même de la dorure cuivre (très fréquente en pays arabes), Nja Mahdaoui sait pertinemment qu'un graphisme n'existe jamais seul et qu'il doit, avant de nous parler, être traversé par la lumière. Le recours à la couleur et à différents aperçus chromatiques, se substitue, pour lui, à la nécessité de la figuration et remplace de ce fait toute tentative d'explication. Appréciant par ailleurs la technique du collage, Nja Mahdaoui peut avoir recours à des montages, à des découpages ou à des mises en scènes graphiques. Il n'est pas rare ainsi que ses calligraphies soient retravaillées à la manière d'une tapisserie, que les chaînons à découvrir se reproduisent en des réseaux parallèles (et quasiment à l'identique) ou qu'une ligne en se juxtaposant à l'autre, forme une vaste broderie graphique. Jouant sur un ensemble de combinaisons et sur des rebondissements, propres à la tradition orale, Nja Mahdaoui offre au spectateur non pas une lecture mais une partition riche en connotations, non pas un descriptif mais une globalité à appréhender en un seul et même regard. Reprenant en cela les arguments des peuples du Livre (qui concernent aussi bien la tradition hébraïque que musulmane), Nja Mahdaoui aime à rappeler qu'un être n'a de forme qu'une fois mémorisé et que toute représentation — si succincte soit-elle — commence d'abord par celle qui s'opère dans la conscience et donc par les mots.
« L'occident, explique-t-il, a mis du temps à comprendre l'abstraction, la géométrie, la nécessité des vides et des pleins. A l'inverse, les civilisations hébraïques et arabes ont compris très tôt que l'imaginaire était bien supérieur à l'image. »
 
A l'instar de Shéhérazade, la calligraphie fait souvent office d'accompagnatrice. Elle s'invente ainsi des mondes dont elle ignore tout, recrée, pour les besoins de la cause, des couleurs et des épisodes dont on a perdu conscience, puis ravive, rien que pour le plaisir, quelques souvenirs. Il arrive même — c'est ce que démontre l'œuvre de Mahdaoui — que la calligraphie refuse l'évidence, qu'elle revienne à des signes ignorés, et quelque peu en marge, et qu'elle s'attarde sur des motifs qu'on croirait dépassés.
Avançant par paliers et par espaces fortement cloisonnés, la calligraphie de Nja Mahdaoui n'est alors plus forcément lisible et n'a plus besoin, comme naguère, de s'inscrire dans un contexte explicatif. Le sens ne réside plus sur la comparaison du fond et de la forme, ni même sur la dextérité graphique, mais sur notre distanciation critique, et sur la capacité d'éloignement et de dépaysement d'un texte... Envisager un récit au-delà de sa seule fonction, offrir à la rétine ce qui ne sera peut-être pas dit ailleurs, telle est la clef de cette démarche. Il en ressort une genèse où la lettre perd, devant nous, toute raison d'être et où le signe, ramené à son rang le plus simple, participe à un monde qui le dépasse. L'œuvre n'est ainsi plus tributaire de sa signification, mais de sa réalité picturale et de la liberté dont notre regard fait preuve.
 
Ne se souciant nullement du lisible ou d'une lecture au pre-degré, Nja Mahdaoui cherche surtout à se démarquer d'un tracé linéaire, par des approches qui soient aussi un "support de regard". Le recours à la micrographie (un procédé d'écriture très fréquent en calligraphies hébraïque, persane, indienne et arabe), à l'écriture automatique, à l'élongation des figures centrales puis à un foisonnement proche du labyrinthe, contribue à la mise en évidence de la page et suggère l'existence d'une vie précédant ou annonçant la suite du texte. L'espace qui se révèle n'est plus forcément celui que nous croyons voir et la perception qui en découle peut se trouver légèrement en retrait.
Que lisons-nous alors ? Et se pourrait-il — comme on nous le démontre — que le visible soit lui aussi crypté ? C'est à ces deux questions, et à un contexte prisonnier de ses champs successifs que nous invite l'œuvre de Nja Mahdaoui. Un chemin qui transcende l'espace de la lettre et qui dépasse les circonstances du langage afin peut-être de mieux les retrouver. Une épopée où l'unique côtoie le multiple et où la parole, devenue infinie, donne enfin le sentiment de vivre...

 

Valère-Marie Marchand

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