Journal Le Soleil, Dakar, Samedi 29 - Dimanche 30 Novembre 1980.
Le coup au coeur !, Nja Mahdaoui (Tunis: Cérès Productions, 1983), pp. 5-7.
Nja Mahdaoui :
au-delà de la caligraphie arabe
TUNIS - CARTHAGE. Un dimanche de mi-novembre dans la guisaille (au sens propre et au sens figuré) des J.C.C. dont le Journal officiel placardait l'ouverture comme «une soirée inaugurale authentiquement arabe», laquelle ouverture aurait par ailleurs, revêtu son sens pleinement arabo-africain si l'on avait projeté à la place du film irakien sans pour cela diminuer en aucune manière la valeur incontestable de ce dernier- «West Indies» de Med Hondo, une œuvre de grande envergure saluée par la critique internationale et dont l'auteur, Mauritanien d'origine, réunissait par son état civil et par le contenu de son film, tous les traits exigés: la Mauritanie, Etat africain faisant partie de la Ligue arabe et le scénario de «West Indies» retraçant le crime inique de l'esclavage...
Au hasard des J.C.C. 80, où les solitudes s'épaississaient parce que personne n'est présenté à personne et qu'on est là comme des îles sans espoir de s'archipeliser, au programme desquelles on a jugé bon de pénaliser au départ le très beau film de Christian Lara, petit-fils d'Oruno Lara dont le nom exige respect, « Vivre libre ou mourir' », sous prétexte que son auteur n'est ni arabe, ni africain mais guadeloupeen donc français et on a envie d'ajouter... et quand cela serait ! (Qu'on nous permette ici une parenthèse pour souligner combien nous considérons comme importantes, voire capitales les J.C.C. qui, avec le Festival de Ouagadougou représentent les seuls vrais poumons non seulement du cinéma arabo-africain, mais plus largement de celui de tout le tiers-monde. Il faut à tout prix que les J.C.C. vivent et c'est parce que nous réalisons le rôle vital qu'elles jouent que nous crions gare....)
Au hasard donc des J.C.C. fuyant le folklore de quelques vedettes et metteurs en scene en plein exercice d'auto-satisfaction, qui plongent le regard noyé d'absence sur le petit peuple des invités de deuxième zone condamné au menu indéterminé de l'Hôtel du Lac et à la rytannie des garçons de salle, qui arobrait avec la même négligence (croit-il) que Fellini, Antonioni - Scola, l'écharpe fétiche de son maître sans grande surprise, a quelques exceptions près et heureusement de taille, soudain, le miracle.
Le coup au cœur !
Accrochée aux murs lisses de la Galerie de l'Information, une calligraphie à la fois douce et outranciere: l'œuvre de l'artiste tunisien Nja Mahdaoui. Des lors, nous n'avons plus vécu que parmi la chevauchée de ses paroles et dans la fascination de ses signes, contre-signes et outre-signes.
Nja Mahdaoui ne peint pas. Il écrit. Il n'écrit pas. Il entonne le verbe à coups de gestes venus du fin fond des âges, mais qu'il réactualise selon sa propre urgence. Calligraphie arabe : oui et non. Oui dans les volutes et dans les déliés. Non dans la lecture elle-même. Proposition d'un alphabet musical, mais également en fusion, étale mais pas moins fertile, les créations de Nja Mahdaoui ne se lisent pas : elles sont habitables.
On y entre forcément par effraction parce qu'on n'est pas très sûr de ne pas se tromper de porte. Alors, on force la serrure pour très vite découvrir qu'il n'y a ni gache, ni penne. Encore moins, de combinaison. Aucun interdit. C'est que Nja Mahdaoui est semeur de liberté. Ses compositions sont là, sous nos yeux et bientôt dans notre peau...
Cet homme né à Tunis en 1937 a voyagé de pays en pays, de villes en capitales : d'Italie, en Tchécoslovaquie, de Suisse en Bulgarie, de Rome à Moscou, de Zurich à Paris. Mais plus important, il a voyagé ou plutôt, il s'est exilé de manière en style, d'époque en genre. Collage, nu, projections acryliques, surréalisme, Nja Mahdaoui a connu tous les éclatements, expérimenté toutes les déchirures. Et le voici aujourd'hui, plus proche de son état civil sans pour cela arborer les tics d'un quelconque nationalisme, religieux ou pas. Les ultra n'ont que le blasphème comme aune et pourtant Mahdaoui, quand on sait mesure sa passion, ne saurait trahir le sacré. Seulement, il n'est pas là pour le donner à lire, mais pour montrer ce que précisément, le sacré peut permettre.
L'aventure de l'homme - arbitre de lui-même. Ainsi, il a choisi d'aller au-delà de la calligraphie arabe vers un no man's land qu'il ne veut imposer à personne et surtout pas proposer comme une fin en soi. Un exemple à suivre, une théorie infaillible, une école à implanter. Loin de là, son propos. Il s'agit de lui et de lui seul. Sans appeler le tragique, Nia Mahdaoui assume la nette solitude de l'artiste créateur d'œuvres de beauté. Il nous convoque à un rite plus qu'à une fête. Tant mieux, si le rituel débouche sur le chant et sur la danse : une célébration intérieure qui dépasse le simple plaisir de l'œil et la sensée satisfaction intellectuelle. L'œuvre présente de Mahdaoui est une chance offerte à la beauté. Une de plus dans ce quart-monde où l'on veut nous faire croire que la fatalité seule fleurit. Dans cette Afrique surtout, où tout reste à montrer. A la fois l'homme et le génie de l'homme. Cette Afrigue, pour paraphraser Césaire, silo où se préserve ce que l'humanité a de plus humain, et que quelques-uns hélas, bâtisseurs de ruines, sapent de l'intérieur.
Et Nja Mahdaoui, le Tunisien, dit : « Je suis Africain et Arabe, il est normal que ma peinture en contienne certaines résurgences... Mais où donc Picasso, Braque, Klee, ont-ils glané leurs signes et contribué à révolutionner la peinture occidentale, sinon chez nous, en Afrique ? » ...
Chevauchée de ses paroles avons-nous dit, et nous sommes allés chez lui, dans sa maison de la Marsa, pour l'écouter et réfléchir avec lui.
« Je suis sûr que tout homme porte en lui une certaine force musicale intérieure ... Je suis parti de l'écriture pour m'ouvrir sur autre chose, sur ce poème en nous dont la musique ne cesse de nous solliciter... ».
Mais sa démarche ne risque-t-elle pas d'évoquer l'hérésie? Nja Mahdaoui serait-il en quelque sorte, ce païen fou de Dieu et dont la foi dépasse la croyance; une foi qui ose rendre Dieu à son état de Dieu et non plus à son état de simple emprunt de l'homme ?
« Je l'ai crié un jour à Rome, en 1967 : Je suis Africain et Arabe. Tout est là. Dans l'acte de ce païen que je suis - païen dans le sens de l'éclatement de la vérité intérieure et non du doute - c'est d'abord la terre africaine que je porte en moi. Je veux d'abord assumer cette évidence-la. L'éclatement devient alors ce jeu de monologue à haute voix, ce jeu de discours pas pour l'autre, mais pour la terre elle-même, en quête de la source comme l'exprime le mot arabe yenboûw ».
C'est donc la quête de l'originel de lui-même dans cette terre africaine, c'est la volonté d'amour fou de cette terre qui pousse Nja Mahdaoui à déserter tous les folklores habituels. Il eût été simple pour lui de partir de cette écriture qui est dessin en elle-même et de s'abandonner à la tentation des arabesques. Au lieu de cela, il préfère écrire son âme, convaincu qu'il n'est pas pour autant, en train de trahir.
« J'écris sans écrire des pages et des pages, comme si j'étais conscient d'un état dans leque je me lance, un jeu fou où je suis le témoin de mes gestes, avec la possibilité de me contrôler moi-même et pourtant me permettent de me perdre dans un déclic qui est peut-être celui de la vérité... Cette vérité me dépassera et dépassera le jeu social dans lequel je bouge. C'est un témoignage dont je suis conscient du danger parce qu'il y a l'autre et que ce dernier a été préparé avec des codes et des canons préconçus et préconnus depuis le biberon ... Je ne veux pas déranger, mais donner à réfléchir sur quelque chose qui peut-être, nous dépasse...».
D'autres appellent ça l'éternité. Interviennent alors le temps et la parole. En Occident on dit que la parole s'envole et les écrits restent. Alors qu'en Afrique, on dit que la parole ne pourrit jamais. Si donc l'œuvre de Mahadoui ressortit d'un «monologue à haute voix, d'un jeu de discours pour la terre», est-ce à travers une parole dessinée, incarnée sur la toile, le papier, le papyrus, le cuir, l'os de chameau ou toute autre surface, est-ce pour retrouver le temps de l'homme? Ce temps pour lequel et contre lequel il se bat, dont il est à la fois amoureux et triste ?
« En tant que fils de cette civilisation arabo-islamique qui est la mienne, on m'a dit que j'appartenais à ceci ou à cela. Je veux et je souhaite assister moi-même à mon propre dérangement. Je veux savoir à qui j'appartiens au juste ; Je veux démystifier et démythifier des codes et des canons qu'on m'a servis sur un plateau et fait boire avec le lait. Je veux réfléchir par moi-même et essayer d'aller au-delà du danger, mais en restant conscient de la chute au sens islamique du terme. C'est tout en respectant cela que je veux avancer par le création. A Sanaa et à Alep, j'ai vu de vrais mystiques vaincre la matière et le temps, je ne suis pas un mystique loin de là, mais je veux pouvoir aussi, par mon travail d'artiste, dominer ma chair et mon esprit et par là, mesurer mes limites d'homme...».
Chercher les limites du contrôle de soi ou se démettre de ses propres fonctions d'homme, au fond, est-ce que tout cela : les tableaux, la musique, la parole, la poésie, les voyages, les paysages intérieurs ou extérieurs, la vie, la mort... Est que celà ne cumule pas à une seule quête, celle de savoir si vivre est un mensonge ou pas ? «Nous, les artistes, créateurs, nous sommes peut-être des malades, des êtres en porte à faux avec la société, des fous, que sais-je mais dans le temps de notre volonté de créer, je parle de création authentique et non d'imagerie de bazar, nous sommes au sommet du vivre. De la pleine vie. Je ne demande pas à tout le monde de créer. Je sais qu'au delà de cette pleine vie que nous entrevoyons, lorsqu'en plein phénomène de notre pays, il y a la vie, la vie toute simple et qui est aussi miracle. Mais vous ne m'empêcherez pas de penser que les fous que nous sommes sont le diapason, le cœur battant, peut-être de la vraie vie ! »
Profiter d'un alphabet n'est pas blasphémer et créer pour se sentir plus vivant est un sacerdoce. Nja Mahdaoui assume pour lui dabord, puis, parce qu'il veut communiquer, dire, pour nous ensuite, la belle et terrible aventure du fou - soleil.
Pour lui, la nuit n'existe pas : il ne nomme pas les étoiles. il fréquente les constellations. Peu importe, si demain est une autre question.