2002 - Les plasticiens de la lettre

Valère-Marie Marchand

Valère-Marie Marchand, Les ouvriers du signe, calligraphie en culture musulmane (Courbevoie, Paris: ACR Publishing, 2002), pp. 277–83.


 

 
 
Les plasticiens de la lettre

 

      A leur sujet, on ne parle plus de calligraphie, mais d'un tracé dont le sens et les formes sont sans cesse réinventés. Ils sont peintres, poètes, sculpteurs ou graveurs. Ils associent aux caractères arabes des références plastiques, et récupèrent des signes qui sont passés de date. Ils recyclent aussi bien la cursive du style naskhi que des lambeaux d'écriture coufique. Ils sont des cinq continents et sont plutôt réfractaires aux déchiffrements. Ils pensent que la toile est comme une page blanche et que les traits expriment des instants différemment colorés. Ils aiment aussi la culture lettriste, les phrases écrites pour ne rien dire, les graphismes non disciplinés, et le mot à mot des enfants. Ils vivent le temps présent et voyagent parfois dans le passé. Leurs rêves ne sont jamais immobiles et leurs routes sont toujours au bord du mouvement. Leurs calligraphies — à l'exception de celles qui se revendiquent comme telles — sont riches de prétextes, et leur voyage s'apparente toujours à la surface de la toile. Ils ont délaissé le parchemin pour la peinture sur chevalet et ils ont découvert que le cadre du tableau était aussi un alphabet. Ils n'appartiennent à aucun mouvement, mais ils ont institué un esthétisme vocal, une expression où les moyens mis en œuvre sont toujours au service de la trace. Ils ont laissé à la couleur un espace autonome et ils offrent à l'écriture la possibilité de se mettre à l'épreuve.
 
 
 
Nja Mahdaoui
 
     On le rencontre aux quatre coins du monde et on l'a vu jadis dans les ateliers libres de Carthage, puis sur les bancs de l'École du Louvre. De sa formation en auditeur libre, Nja Mahdaoui a reçu un goût pour les disciplines hors-normes et une certaine faculté à garder son indépendance. Ses escales en Europe de l'Est l'on amené à l'étude des matériaux précieux, à la technique de l'enluminure et de la dorure, et sa passion pour les Mille et une Nuits l'a conduit sur les rivages de la mythologie. Intervenant sur papier, sur parchemin, sur laiton ou sur polystyrène, Nja Mahdaoui mêle à loisir différentes techniques, intègre volontiers l'infiniment grand dans l'infiniment petit et met en scène des graphèmes, hors processus explicatif. Son écriture est une graphie détournée de sa fonction première, une parole purement visuelle et sans autre attache qu'une lecture globale. Reprenant à son compte une idée typiquement musulmane, et selon laquelle la vie échappe à toute représentation, Nja Mahdaoui orchestre ses partitions dans de vastes compositions abstraites. II se rapproche en cela, et comme l'a si bien dit Marie-Geneviève Guesdon, de certains calligraphes arabes qui, dès le Xlle siècle, exploraient l'écriture hors de ses retranchements.
     S'inspirant volontiers des cultures lointaines, Nja Mahdaoui a une prédilection pour les textures énigmatiques, comme les rouleaux des moines bouddhistes ou les talismans éthiopiens. Revendiquant par ailleurs son appartenance au continent africain, Nja Mahdaoui agit à la manière du conteur, en rebondissant de page en page, puis en laissant à la lettre, et à ce qu'elle véhicule, le soin de ses présages. Attentif aux œuvres littéraires et à tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, aide à leur redécouverte, il dit qu'un texte n'a pas besoin d'images pour exister et que l'illustration — si toutefois elle est nécessaire — ne peut être que suggestive. Il insère ainsi à l'intérieur de ses calligraphies plusieurs grilles de lecture, plusieurs approches, toutes différentes les unes des autres, plusieurs regards qui se déplacent de part en part... Prenant à revers le principe de l'illustration, l'artiste abandonne volontiers l'aspect linéaire du texte pour un chemin graphique peu à peu recréé.
     Parlant non pas de calligraphie mais d'interprétation graphique, Nja Mandaoui magnifie le verbe sans en déflorer le sens et se garde bien d'expliquer ce qui, selon lui, relève du mystère. S'inspirant de l'art du vitrail et même de la dorure sur cuivre (très fréquente en pays arabes), il sait pertinemment qu'un graphisme n'existe jamais seul et qu'il doit, avant de nous parler, être traversé par la lumière. Le recours à la couleur et à différents aperçus chromatiques se substitue, pour lui, à la nécessité de la figuration et remplace de ce tait toute tentative d'explication. Appréciant par ailleurs la technique du collage, Nja Mandaoui peut avoir recours à des montages, à des découpages ou à des mises en scène graphiques.
     Par sa connaissance des autres cultures, il n'hésite pas non plus à faire œuvre de messager, en devenant son propre traducteur. Il n'est ainsi pas rare que ses calligraphies soient retravaillées à la manière d'une tapisserie, que les chaînons à découvrir se reproduisent en réseaux parallèles ou qu'une ligne, en se juxtaposant à l'autre, forme une vaste broderie graphique. Jouant sur des combinaisons ou sur des rebondissements propres à la tradition orale, Nja Mahdaoui offre au spectateur non pas une lecture mais une partition riche en connotations, non pas un descriptif mais une globalité à appréhender en un seul et même regard. Reprenant en ce sens les arguments des peuples méditerranéens, Nja Mahdaoui aime à rappeler qu'un être n'a de forme qu'une fois mémorisé et que toute représentation — si succincte soit-elle — commence d'abord par une prise de conscience et donc par les mots.
 
     Avançant par paliers et par espaces fortement cloisonnés, la calligraphie de Nja Mandaoui n'est alors plus forcément lisible et n'a plus besoin, comme naguère, de s'inscrire dans un contexte explicatif. Le jeu ne réside plus sur la comparaison du fond et de la forme, ni même sur la dextérité graphique, mais sur notre distanciation critique, et sur la capacité d'éloignement ou de dépaysement d'un texte... Il en ressort une genèse où la lettre perd devant nous toute raison d'être et où le signe, ramené à son rang le plus simple, participe à un monde qui le dépasse. L'œuvre n'est ainsi plus tributaire de sa signification, mais de la réalité picturale et de la liberté dont notre regard fait preuve. Ne se souciant nullement d'être compris, Nja Mahdaoui cherche surtout à se démarquer d'un tracé au premier degré. Le recours à la micrographie, à l'élongation des figures centrales, puis à un foisonnement proche du labyrinthe, contribue à la mise en évidence de la page et suggère l'existence d'une vie précédant ou annonçant la suite du texte.
Que lisons-nous alors ? Et se pourrait-il — comme on nous le démontre — que le visible soit aussi crypté ? C'est à ces deux questions et à un contexte prisonnier de ses champs successifs que nous invite l'œuvre de Nja Mahdaoui. Un chemin qui transcende l'espace de la lettre afin peut-être de mieux le retrouver. Une épopée où l'unique côtoie le multiple et où la parole, devenue infinie, donne enfin le sentiment de vivre...

 

Valère-Marie Marchand

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