Transmutation et Présence dans l’oeuvre de Paul Klee

1990 - Montpellier
Conférence présentée le 2 Mai 1990, lors de la 2ème session de printemps de l'Université Euro-Arabe Itinérante (2 - 10 mai 1990), à Montepellier. Dans le cadre de l'Atelier Littérature - Art Plastiques : La Ville de l'Autre : Villes arabes vues par des écrivains et des plasticiens européens ; Villes européennes vues par des créateurs arabes.

Conférence présentée le 12 Juin 1990, à l'Université de Cologne, dans le cadre des rencontres Villes dans l’imaginaire: Marrakech-Tunis–Alger (12 Juin - 28 Juillet 1990), à Cologne. 

Conférence présentée le 1er Mars 1996, sous le titre De Bâle à Kairouan, regard sur l’itinéraire de Paul Klee, dans le cadre de la 4ème Semaine des Art Plastiques Peindre la mer, à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis.
Villes dans l’imaginaire: Marrakech - Tunis–Alger, Cahier d’Études Maghrébines, no. 4, (Cologne, 1992), pp. 109–110.

        C'est en considérant la dynamique méditative du Concept 'ART', comme signe alternateur fondamental, au sein de la légitimité historique de l'oeuvre picturale de Paul Klee ; ancrée dans nos imaginaires, que je situe mon questionnement, avant d'entamer le parcours croisé et différencié sur ses pas.
        Ma question essentielle relève en fait, de mon souci, de lire les traces esthétiques dans leur récurrence et dans l'interférence de la pensée pléthorique, chez ce créateur qui opère avec la volonté de représentation imageante à partir du 'CHAOS' existentiel, en substituant son imaginaire aux aléas de la métaphore.
        En premier lieu, je tenterais de décrypter une parcelle, qui me paraît signifiante en tant qu'énergie, au niveau des souvenirs picturaux de Klee, dont le transcodage évolutif engage notre mémoire collective et la charge d'un nouveau dynamisme.
        Car, l'itinéraire suivi par Paul Klee, de Berne à Kairouan et qui l'incita un jour à s'identifier à cette cité, en inscrivant dans son journal : ( Pays qui me ressemble ), résulterait certainement de sa détermination de confronter son affect intuitif avec la nature, toute la nature, dans le but de déclencher le processus pictural supérieur d'ordre et de correspondance.
        Mais, bien avant cet appel intérieur, de traverser la Méditerranée pour faire ce voyage tant attendu, Paul Klee avait vécu pleinement les mutations socio-culturelles et artistiques de l'univers européen, où il vit le jour en ( 1879 ) à Münchensee près de Berne, dans une famille de musiciens. On sait qu'il adhéra très tôt, assez activement au sein des mouvements les plus dynamiques de l'art d'avant-garde.
        En ( 1898 ) il quitta Berne pour Munich, s'inscrit au cours de l'école préparatoire ( KNIRR ) avant de fréquenter l'atelier de Franz Von STUCK à l'Académie des Beaux Arts en ( 1900 ).
        Paul Klee évolua donc, dans cette Europe de la fin du 19ème siècle, marquée par la révolution industrielle d'abord et dominée par la théorie des correspondances ( chère à Matisse et les Expressionnistes ).
        A cette époque, l'occident tout entier venait de découvrir l'ART de l'Extrême et du Proche-Orient et plus spécifiquement l'Art Chinois et Japonais et l'Art Islamique.
        Et parmi les expositions qui se succédèrent, on en retiendra les plus marquantes, selon l'ordre historique et l'effet des influences rayonnantes :
        ---L'exposition Londonienne du CRYSTAL PALACE en ( 1851 )
        ---L'exposition Universelle de Paris en ( 1855 )
        ---Les expositions organisées au Musée des Arts-Déco à Paris en ( 1898 et en 1903)
              et aussi
        ---L'exposition de Munich de ( 1910 )
        Ainsi, l'émergence de ces arts, révèle l'ART du signe comme (ART NOUVEAU ), un ART qui incite au retour à l'origine des écritures et du signe.
        Mais avant de procéder à la lecture analytique des oeuvres que Paul Klee réalisa longtemps après son voyage ( au pays de la connaissance ). J'ai voulu pénétrer dans les méandres de sa pensée telle qu'elle nous est parvenue à travers la transcription plastique de ses travaux et par la rigueur descriptive de son journal.
        Car, si de Munich Klee gardera l'influence du ( Jugendstil )
        On retiendra ce qui l'avait le plus marqué après son séjour artistique en Italie, qui fut une période positive de travail et surtout d'étude méthodique des oeuvres classiques.
        En effet, après avoir observé avec minutie les lieux architectoniques et les grandes oeuvres académiques, il notera ceci :
        " Léonard de Vinci est le seul homme capable de me réconcilier avec le style noble, sans que je sois pour autant convaincu de pouvoir m'en contenter longtemps ".
        Quelques temps plus tard on relèvera cette pensée :
        " Ignorer l'Europe, pour être presque primitif
          Commencer avec l'infime ".

        Ces phrases inscrites lors de ses déplacements, illustrent bien les prémisses de son attitude vis à vis de l'expérience vécue et du sens interférent et de ce qu'il nomme ( l'oeuvre positive-négative )
        Et dès ( 1902 ) Klee note dans son journal :
       " Mais maintenant, je ne veux plus projeter de schèmes,
         je veux procéder de sorte que tout l'essentiel,
         même l'essentiel caché par la perspective optique,
         apparaisse sur le plan ".
        On constatera alors, qu'il s'agit d'une approche sémantique objectivée par une lecture interrogative des éléments pré-formalisés en plans séquentiels, avant l'émergence d'une genèse nouvelle (la sienne).
        Car toujours à la même période ( 1902 ) il inscrira :
       " La pagaille débordante, les décalages, le soleil de sang,
         La mer profonde couverte de voiles obliques.
         Abondance de la matière, que l'on puisse s'y dissoudre ".
        Donc, ces années de méditation qui durèrent de ( 1903 à 1906 ) lui permirent par ailleurs de voir plusieurs expositions et de découvrir surtout deux styles dominants des expressions nouvelles de l'époque :
        ( le Cubisme et le Fauvisme )
        A Munich, il prend connaissance des oeuvres de Van Gogh, de Cézanne et de Matisse. Il adhère au groupe "Le cavalier bleu". Mais ce qui focalisera le plus l'attention de Klee, c'est l'apport spirituel des maîtres du fantastique et spécialement les travaux de Black, Redon, Ensor et Goya.
        Klee rencontre Kandinsky, se penche sur les travaux des nouvelles tendances contemporaines, fait la connaissance de Picasso et de Delaunay, dont il traduisit un texte.
        En 1912, Klee illustre Candide de Voltaire ( à la plume ) et inscrit sur chaque page du dessin la citation à illustrer, technique révélant la problématique de la ligne et du signe dans leur interaction entre l'imaginaire pur et l'imaginaire de la forme.
        Par ailleurs, Paul Klee enregistrera une phrase qui annonce l'esprit profond de son désir d'évasion et du souci de réécrire son temps.
       " Pénétrer l'intérieur et non pas refléter la surface "
 
        1914
        Le 8 Avril 1914, c'est à dire le lendemain de son débarquement au port de Tunis, Klee note déjà sa première impression sur le village de Sidi-Bou-Saïd, aperçu la veille lors du passage de son bateau au large de la baie de Carthage :
        " Plus tard, clairement reconnaissable la première ville arabe. Sidi-Bou-Saïd, une croupe montagneuse sur laquelle s'élèvent les formes blanches des maisons selon un rythme rigide. L'incarnation du conte de fée, mais pas encore perceptible : lointaine, assez lointaine, et pourtant très claire. Le soleil d'une force anéantissante. Sur le pays une clarté colorée pleine de promesses. Les couleurs brûlent plus fort mais s'obscurcissent plus tôt. La ville arabe, de nuit, en même temps matière et rêve et comme troisième élément disponible au milieu mon MOI. On peut certainement en tirer quelque chose de bon".

        Klee découvre Tunis, cité bicéphale, matrice ancestrale de cultures méditerranéennes. Terre porteuse de dix siècles de rencontre. La ville européenne ne l'étonne pas et ne le convainc point, sa scénographie architecturale se présente avec toute son ambiguïté et laisse apparaître un espace sensible de vies multiples. Ville à emblèmes énigmatiques et sous-jacents, dont la diversité des langues ajoutée à la présence outrancière d'étrangers crée l'écart des frontières intérieures.
        Paul Klee cherche l'évasion, rencontre la ( Médina ) et pénètre dans ses dédales. C'est probablement là qu'il sentit la puissance du véritable territoire culturel et cultuel d'une société ancestrale demeurée ( intacte ) dans son attitude et garante d'une mémoire tenue en éveil.
        Il glisse progressivement dans l'esprit du divertissement collectif, hors des analyses et des contraintes balisées par le démembrement hagiographique en découpage socio-politique et culturel.
        Toujours dans le même élan et après avoir réalisé ses deux premières oeuvres Klee nota ceci :
       " Art, nature, MOI.
         Tout de suite à l'oeuvre, j'ai peint à l'aquarelle, dans le quartier arabe.
         Me suis attaqué à la synthèse de l'architecture de la cité et de l'architecture
         du tableau.
         Pas encore à l'état pur, mais l'effort plein de charme où se mêlent
         l'ambiance et l'euphorie du voyage :
         la part de MOI ".

        Il pénètre de plus en plus dans les strates pures de l'ordre intuitif et s'approche volontairement de la sensibilité créatrice de l'expression populaire au hasard des excursions ( guidées ) dont il décline par ailleurs les visites orientées vers les musées qu'il refuse de connaître.
        Klee a-t-il découvert chez les marchands de la rue de l'Eglise (ancienne rue Ez-Zitouna) la peinture sur verre des artistes-artisans Sfaxiens qui perpétuèrent cette forme du conte ou art narratif introduit en Tunisie avec les voyageurs Grecs du côté de Kerkennah ?
        A-t-il été conquis par la beauté des marionnettes Siciliennes et Corses et aussi par Karakouz venu d'Istanbul avec les Janissaires ? A côté de la multitude des ouvrages en soie et en laine tissée porteurs de signes et d'idiogramnes abstraits d'origine Afro-Berbère, Berbéro-Arabe, et Arabo-Islamique du Sud profond et des horizons lointains ?
        Ou bien, a-t-il voulu comprendre et/ou apprendre l'art du tressage du 'JONC' et son développement fonctionnel en toile de jute de Hergla et de Kasserine ?
        La céramique émaillée l'émerveilla outre tout.
        Dans ces mêmes espaces de vie et d'échange, on pouvait aussi trouver à côté des épices, les parfums et les herbes de la pharmacopée primitive ainsi que la palette la plus variée des plantes et surtout les ingrédients utiles pour la teinture végétale de la laine et du cuir.
        Donc, le regard de Klee qui fut jadis principalement porté avec une forte fascination sur la vie animée des ports et des plages depuis Gênes, Livourne et Marseille, s'en détournera graduellement avant de se fixer sur ces nouveaux plans architectoniques où l'homme et son environnement forment un même corps.
        Il saura focaliser les formes précises que décèle la diffraction de l'intense luminosité du soleil africain, dont il observera les effets majeurs à transposer en graphèmes absolus défiant tout réalisme constructiviste.
        Il exige de sa propre mémoire l'estampillage des formes en vue d'une nouvelle répartition des sens d'observation, afin d'atteindre la mesure que rien ne pourrait entraver. Car, étant musicien et porteur d'une musique silencieuse. Il capta très vite la rythmique répétitive des psalmodies et des tonalités des instruments en peau (Darbouka) et (Bendir) fréquemment utilisés dans les quartiers populaires partout au Maghreb surtout pendant les nuits RAMADANESQUES.
        Cette musique atonale qui l'interpelle et qui le marquera à jamais au même titre que la couleur est transcodée en unités identifiables et en idiogrammes alternateurs de tons esthétiquement perceptifs et aussi en plans géo-physiques de tout ce qui se présente sous son regard.
        Toutes ces substances rejoindront immanquablement son processus analytique de visualisation dont il mémorisera les éléments les plus pertinents qui apparaîtront plus tard dans la texture esthétique des oeuvres capitales.
        Klee incruste et grave des instantanés dans sa mémoire active ( images, formes, volumes, plans, thèmes et contours ) en attente de leur transcription picturale.
        Ainsi, Paul Klee, le musicien et le plasticien est aussi poète. Car un dessin daté de ( 1915 ) et qui est probablement son autoportrait, révèle la série des travaux qu'on appellera (tableaux poèmes) suivis par les oeuvres signées et datées ( 1916 - 1918 ) qui porteront alors l'emprunte graphique ou on sent l'apport du signe et qui ouvriront un nouveau parcours esthétique basé sur ce qu'il nomma
( le caractère arbitraire des signes dans les écritures diverses ).
        On remarquera la similitude frappante avec l'esprit de Matisse dans son rapport avec l'élément ( signe ) lorsqu'il dit :
        " Tant que je n'ai pas mis de ligne dans ma peinture, c'est bête ".
        C'est cette interaction entre la ligne et le signe légitimés dans l'oeuvre de Klee qui annoncera son intérêt de plus en plus pressant pour la lettre graphique, car dans ce même élan et à ce stade de sa quête picturale il acheta un livre intitulé :
DE L'ENTAILLE À L'ALPHABET / FORMES ORIGINALES DE L'ÉCRITURE
        livre de Karl Weule - paru à Stuttgart

        Mais lorsque Klee juxtaposa son être à Kairouan, il savait qu'il risquait de devenir lui-même, l'amorce transitive de substitution, de cette culture des ailleurs imaginables.
Ici, au Nord de l'Afrique et en Terre d'Islam, il pressentait que quelque chose en voisinage de l'informel, sollicitait en lui, le déclanchement de nouvelles orientations picturales.
        Car, inversement aux certitudes de fixation référentielle au sens de l'illustration narrative des voyageurs qui l'avaient précédé, Klee décida de se déplacer librement et en permanente situation d'éveil. Il alterna sa personne en opposition à l'élément de la nature où s'intègrent les axes du ( SENTI-VÉCU ) bien en deçà des instants ( PERCUS ) et assumés dans leur immédiateté.
        C'est l'ordre intérieur et l'appréhension de la nature avec circonspection qui semblent avoir maintenu un rythme spécifique dans le regard de Paul Klee qui ne développe sa vision picturale sur la trame de tout espace " habité " qu'à partir d'un point de fixation centrale ( DIAGRAMME-REFLEXIF ) soi-même.
        Ce point introjeté dans l'univers conceptuel de l'oeuvre en devenir, révèle à l'unité de l'être organique, la globalité de sa rationalité psycho-motrice.
        Cette rythmique structurale chez Paul Klee s'est développée concrètement à Tunis, à la Goulette, à Sidi Bou Saïd, à Akouda, à sa rencontre préméditée avec Kairouan et l'autre lumière, car c'est effectivement à Kairouan qu'il sentit la symbiose réelle de  ce qu'il appelait " la conséquence du signe majeur.." et le 16 Avril 1914, il nota ceci :
          "Tout d'abord un grand vertige. Pas de détails un seul bloc.
           Et quel bloc ! un concentré des mille et une nuits avec 99° de réalité.
           Quel parfum, si pénétrant, si enivrant et si clarifiant à la fois.
           Construction et ivresse. Une soirée dont les couleurs sont à la fois si
           tendres et si précieuses. J'abandonne maintenant le travail.
           Il y a tant de choses douces qui pénètrent mon coeur ;
           je le sens et ma main devient si sûre : Sans travail.
           La couleur me possède. Je n'ai plus besoin de l'attraper au vol.
           Elle me possède pour toujours et elle le sait.
           Tel est le sens de ce moment de bonheur ;
           la couleur et moi, sommes une seule et même chose."
 
        J'estime donc, qu'à ce moment précis du trajet, il y a lieu de reconstituer certains faits et en déceler les articulations où plutôt l'emboitement du spirituel dans sa convergence avec l'acte créateur chez Paul Klee. Mais à ce degré du déchiffrement plusieurs questions se posent :
        Est-ce par pure prémonition ou par intrication intellectuelle que Klee décida d'aller à la rencontre de l'illustre Kairouan intentionnellement de nuit et non pas de jour ?
        Est-ce pour concilier les contrastes de l'informel et du figural qu'il mit le jour en sursis et qu'il esquiva la lumière rayonnante avant de s'installer dans le champ de cette cité majestueuse porteuse de signes mystico-religieux encore vivaces ?
        Toute une nuit passée sous les remparts en parfaite
        harmonie avec l'atmosphère sereine attendant l'aube ?
        Théâtralité pressentie à partir du même point focal : " soi-même "
en ajout, à la fluidité consciente de sa participation active à chaque instant pleinement vécu, qui, en évoluant fera obligatoirement articuler le désir possessif de l'espace à prendre. Mais l'espace Kairouanais se présente en masses cursives et en volumes irrationnels, en bloc. Sa configuration architecturale offre aisément d'infinies équations : courbe, contre-courbe, fuite, lignes parallèles, lignes obliques, plans en juxtaposition. Les murs de Kairouan incrustés de calligraphie savante se dressent comme un livre ouvert et imposent le recueillement absolu.
        La cité est cernée de remparts monumentaux
        Le visiteur Paul Klee, attend l'aube et les premières lueurs du jour
pour entamer sa lecture personnelle des lieux. Il fera alterner le monde visible avec les transferts mentaux de l'univers occulte. Il s'installera à chaque instant du voyage dans son ENTREMONDE ( halte ) impérative pour décomposer et décrypter le reconnaissable.
Il déplacera plusieurs éléments suivant l'ordre de la traduction-interprétation à l'instar d'une partition de musique, il transgresse l'explicite et déclenche l'émergence des codes latents pour transcrire l'avant propos de ce qui deviendra SON langage.

        Klee désigne son temps futur par accointance et sait orienter son regard, selon une topologie personnelle, où le ( META-RÊVE ) cesse d'être l'image atténuée en transit.
        Il expérimente chaque espace traversé pour le transcoder en signes intelligibles plastiquement, et ce, malgré l'enchevêtrement des plans bloqués.
        Ainsi, on remarquera que toute substance perçue par Klee, lors de ses déplacements est convertie en ( SCHEMES ) picturaux qu'il installe en translation, avant de les adopter sur un autre territoire, selon des concepts réécrits.
        Et, pour sa relation avec la lumière, qu'il avait considérée seulement comme énergie ( pouvant être obtenue à l'aide de tracés ) Klee nota :
        " Représenter la lumière par la clarté n'est que neige d'antan.
J'essaie maintenant de rendre la lumière simplement comme déploiement d'énergie. Du moment que sur un blanc superposé, je traite l'énergie en noir, il faut que cela aussi mène au but. Je l'appellerai ici le noir absolument rationnel de la lumière sur les négatifs photographiques. "
         
        Quant à la question relative aux causes pédagogiques qui interviennent à l'intersection de l'imaginaire et de l'ambition perfective chez Paul Klee, on se demande avec circonspection :
Si la situation ambigüe, dans laquelle il s'était trouvé lors de son voyage, en face d'objets iconiquement identifiables, sans pouvoir en démystifier les codes et les clivages savants, n'aurait pas contribué à le faire basculer - hors du champ conceptuel de la figuration - expressive ? et qui le décida peut-être, à réaliser sa propre autonomie vis à vis des artistes narrateurs qui se limitaient au degré zéro de la représentation servile et anecdotique de l'Orient mythique.
        Car ces objets identifiables dans leur globalité esthétique, comme les stèles puniques, les bas reliefs calligraphiés et gravés sur les Minarets et autres monuments anciens, porteurs de signes clairs s'ils ne sont pas abordés du point de vue spirituel avec la maîtrise des canevas essentiels, garderont leur mystère dans toute son opacité.
 
        Par ailleurs, il me parait opportun d'insister sur un dénominateur d'ordre idéologique, qui me semble lier l'attitude de Paul Klee, du point de vue strictement théologique, à l'anthropologie dans son sens universel.
        Ainsi, en avançant l'hypothèse selon laquelle :
        L'artiste-créateur, le théoricien, le poète, le musicien, le mathématicien Paul Klee, dont on connait le gout de la lecture, aurait eu accès à certains écrits d'ordre philosophiques traitant de ( l'exégèse ) et principalement de la symbolique interstitielle des facteurs intermédiaires ( selon PHILON d'Alexandrie ) - 20 -Av. J.C. et 45 après J.C.-?
        On serait alors tenté ( sous toutes réserves ) de comparer par analogie quelques uns de ses aphorismes axés avec insistance sur ce qu'il nomme SON ( ENTREMONDE ) en re-prenant en première analyse la révélation de Kairouan citée plus haut et datée du 16 Avril 1914 :      
        "Tout d'abord un grand vertige. Pas de détails un seul bloc.
          Et quel bloc ! un concentré des mille et une nuits avec 99° de réalité.
          Quel parfum, si pénétrant, si enivrant et si clarifiant à la fois.
          Construction et ivresse.
          Une soirée dont les couleurs sont à la fois si tendres et si précieuses.
          J'abandonne maintenant le travail.
          Il y a tant de choses douces qui pénètrent mon coeur ;
          je le sens et ma main devient si sûre : Sans travail.
          La couleur me possède.
          Je n'ai plus besoin de l'attraper au vol.
          Elle me possède pour toujours et elle le sait.
          Tel est le sens de ce moment de bonheur ;
          la couleur et moi, sommes une seule et même chose."
 
        Et dans l'expérience mystique de PHILON relevée dans les récits 'Bibliques' à partir de la source originelle du livre appelé MIDRASH dont le premier éditeur Jean SICHARD est originaire lui aussi de BALE (Suisse) Edition de ( 1527 ).
On signalera aussi des rééditions importantes ainsi que des travaux de recherches comme ceux de L. COHN daté de ( 1898 ) et surtout le travail du savant Anglais M. R. JAMES en 1917 et plus proche de nous l'ouvrage de L.H. Feldman paru à New York en 1971 -
        Voici donc l'extrait du récit de Philon :
        " J'étais venu certains jours comme vide ;
        je fus tout d'un coup rempli de ces idées répandues
        comme neige et invisiblement semées d'en haut,
        au point de passer en extase sous l'effet de la possession divine,
        de ne plus rien reconnaître,
        ni le lieu où j'étais,
        ni les témoins, ni moi-même,
        ni ce qu'on pouvait dire ou écrire sur le sujet.
        La raison en est que DIEU fait pour ainsi dire
        ou saisir l'invention des idées comme le bénéfice tiré de la lumière du jour :
        une vue perçante, un éclat merveilleux de transparence
        tel que les yeux peuvent en jouir devant des objets que
        leur clarté fait voir parfaitement. "

        Bien que mon propos se limite à une lecture picturale 'stricte', je voudrais signaler avant de clore cette hypothèse, une indication historique liée au voyage de Paul Klee. Cette précision étant que : le plus proche disciple de PHILON d'Alexandrie, l'homme qui a su perpétuer cette pensée néo-Platonicienne, s'appelle ( Isaac B.Salomon Israeli ) né en Egypte aux environs de l'an 850, est lui aussi allé a Kairouan, mais comme savant, écrivain et oculiste de grande réputation et l'histoire nous dit qu'il vécut longtemps dans la sphère de l'Imam AL MAHDI jusqu'à l'année 955 de notre ère.
        Dès lors, on ne pourrait pas rester insensible à l'analogie spirituelle de certains lieux comme Kairouan.
 
        Et dans son journal en 1917, il écrivit /
        " Nous explorons le formel dans l'intérêt de l'expression et des révélations psychiques qui peuvent en résulter. La philosophie, disait-on, aurait un penchant pour l'art ; au début, j'étais stupéfié de tout ce qu'ils prétendaient y voir. Car je n'avais songé qu'à la forme le reste étant venu de soi-même. La conscience éveillée de ce ( reste ) m'a été d'une grande utilité dans la création. Je pouvais désormais redevenir un illustrateur d'idées après m'être frayé la voie dans le domaine formel. Et dès lors je ne me souciais plus d'un art abstrait. Seule demeurait l'abstraction du périssable. Le monde était le sujet de mon art, encore que ce ne fut point celui-ci, VISIBLE. "
 
        Cette approche picturale autour d'une vision des éléments perçus plastiquement en plans séparés et construits selon un nouvel ordre d'association deviendra la condition essentielle de Paul Klee.
        Car dans sa théorie, Klee propose un programme qui s'articule d'abord, comme science annonciatrice d'un art en devenir, ensuite comme discours analytique à partir de sa propre expérience.
        Ainsi Paul Klee, lors d'une discussion qui eut lieu dans son atelier au Bauhaus avec Lothar SCHREYER disait :    
 
       "Je n'outrepasse ni les limites du tableau, ni celles de la composition.
       Mais j'en élargis le contenu en donnant au tableau de nouveaux contenus, ou plutôt des contenus qui ne sont pas nouveaux, mais qui jusqu'ici n'ont pas, ou n'ont guère été vus.
       Evidemment, ces contenus, comme les autres, restent du domaine de la nature - non sans doute du domaine des apparences de la nature, telle que le connait le naturalisme, mais du domaine de ses possibilités : ils donnent des images d'une nature en puissance... je dis souvent... que des mondes se sont ouverts et s'ouvrent sans cesse à nous, mondes qui appartiennent eux aussi à la nature, mais qui ne sont pas visibles pour tous, qui ne le sont peut être vraiment que pour les enfants, les fous, les primitifs.
       Je pense par exemple au royaume de ceux qui ne sont pas nés ou qui sont déjà morts, au royaume de ce qui peut venir, de ce qui aspire à venir, mais qui ne viendra pas nécessairement - un monde intermédiaire, un entremonde.
       Pour moi, du moins, monde intermédiaire, je l'appelle entremonde, parce que je le sens présent entre les mondes que nos sens peuvent percevoir extérieurement, et parce qu'intérieurement je peux l'assimiler suffisamment pour être capable de le projeter hors de moi sous forme de symbole.
       C'est dans cette direction que les enfants, les fous et les primitifs ont conservé - ou retrouvé - la faculté de voir."
       " Danger qui nous menace tous"
       " perte de quiconque se prend pour artiste "
       " alibi de ceux qui n'ont pas la vision des réalités spirituelles "
       " délir "
       " Assimiler suffisamment l'entremonde pour pouvoir le projeter hors de
       MOI "

et aussi cette autre citation :
       " La relation unifiante du bien et du mal produit une sphère morale. Le mal ne doit pas être un adversaire triomphant ou humiliant mais une force qui coopère à la constitution du tout. Co-facteur de la production et du développement... “
 
        M'étant limité au voyage de Klee à Tunis, c'est à dire à la période considérée comme étant la plus essentielle - tant par lui-même - que pour tous ceux qui parmi les chercheurs, les artistes, les historiens et les amateurs d'art authentiques, désireux de savoir plus sur cet imaginaire si noble et si riche -
        Je voudrais ajouter seulement ceci ( à titre de rappel )
        Qu'il nous faudrait peut-être méditer et porter une lumière sur les oeuvres des années 1919-1920 marquées par l'après-guerre et dont l'élément visionnaire est clairement révélé - toujours en 1920 date à laquelle il fut invité à enseigner au Bauhaus à Weimar d'abord et ensuite à Dessau à dater de 1925 - On sait qu'il fut nommé à l'Académie d'art de Düsseldorf en 1931 peu avant son départ pour la Suisse fuyant le National Socialisme -
        Avant de nous pencher sur ses autres aphorismes à propos de la
série des ANGES dont il réalisa 28 dessins pour l'année 1939 et 4 autres en 1940 suivis de cette annotation :
       " Les anges sont des êtres dont la patrie
       n'est située ni ici-bas, ni dans l'au-delà,
       mais dans la grande unité.
       Ce sont des êtres qui ont accompli la
       transformation du visible en invisible. "
      
        Klee pénétra dans l'exil le plus terrible, éloigné de tout et subissant sa maladie (qui le frappa en 1936 ; la sclérodermie ) années douloureuses / dont on relèvera l'extraordinaire production d'oeuvres :
25 oeuvres en 1936, 264 pour l'année 1937, 499 travaux pour l'année 1938 et environ 1253 pour la seule année 1939...
        Après le décès de son père en 1940 , Klee ira dans un Sanatorium de Locarno, avant son transfert à la Clinique Sainte-Agnès à Muralto, où il décéda le 29 Juin 1940 -
        Quant à la question qui hantera nos mémoires à savoir si Paul Klee a atteint la communication avec l'invisible ?
        Il nous suffirait d'évoquer le dernier titre de son oeuvre ultime :
        LA MORT et LE FEU - 1940 -
        qu'il réalisa avant sa mort et dont cette phrase marquera à jamais son époque/
 
                  LA MORT N'EST PAS UN MAL, MAIS UN ETAT DIFFERENT /

        Et sur sa tombe les générations liront cette prophétie :
                  ICI BAS, JE NE SUIS GUERE SAISISSABLE
                  CAR J'HABITE AUSSI BIEN CHEZ LES MORTS
                  QUE CHEZ CEUX QUI NE SONT PAS NÉS ENCORE
                  UN PEU PLUS PROCHE DE LA CRÉATION QUE DE COUTUME
                  BIEN LOIN D'EN ETRE JAMAIS ASSEZ PROCHE -
 
Nja MAHDAOUI
Communication à la session
de l'Université Euro-Arabe
Montpellier-France 2.05.90
Communication à l'Université
de Cologne, le 12/06/90.
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