À propos de ma démarche picturale

1980 - La Marsa
Revue Échanges, Tunis, 1980, pp. 139-41.
 
 
        L'art de la calligraphie, du point de vue du style graphique, est l'unique expression réellement plastique chez les arabes.
 
       Les artistes calligraphes appartenant au monde arabo-islamique ont traité chacun à sa manière et selon sa situation géographique une technique spécifique, certains ont pu développer la forme héritée et ont même inventé un nouveau style.
 
       Pour moi, au vingtième siècle, étant imbu des cultures orientalo-occidentales et ayant fréquenté l'école héritière de l'Hellénisme, je n'ai pas abordé le graphique  pour l'utiliser comme « MODE » de l'instant ou m'en servir comme élément de civilisation —  en apport, ou en ajout, à mon œuvre plastique... J'ai longuement étudié la problématique du signe calligraphique et des conséquences possibles,  tant du point de vue linguistique et  la signifiance du mot,  que du point de vue du visuel et l'immédiateté de la sensation — extérieure, intérieure —, d'où l'unique dimension. C'est donc, après plusieures expériences personnelles en peinture — collages, expression libre, peinture gestaltique, intégration des éléments naturels et utilisation des peintures en fusion —, que j'ai dû prendre conscience,  qu'un homme appartenant à une civilisation donnée, doit obligatoirement ( ê t r e ) et être, exister globalement,   implique un double effort intellectuel et conceptuel, au niveau de la façon d'assumer son moi, je m'explique.

       C'est quelque part en Europe, à Milan, je crois, lors d'une exposition internationale à la Galerie Cortina, vers 1967, que j'ai eu la prise de conscience qu'à force de vouloir être universel, je risquais de me dissoudre dans un TOUT, où le moi ( individu, civilisation ) glissait en faveur des cultures autres... J'ai opté alors par étape pour la remise en question de ma démarche pratique en art,  d'où la réflexion d'approfondir mes recherches du domaine de la calligraphie, laquelle,  prise comme science, impose naturellement son dictat, en force,  avec codes, canons et règles ;  cela m'a exigé un effort extraordinaire, tant du point de vue théorique que pratique, car avant d'aborder la technique de l'élément signe,  il me fallait reprendre depuis le début l'apprentissage des différentes techniques calligraphiques :

       1° Comment utiliser le signe  sans qu'il ne porte son propos ou discours savant ? Tout mot, toute phraséologie impose une suggestion imaginaire et éloigne le regardant  (Je) du rapport œuvre-individu. J'ai donc éliminé d'emblée, toute signification verbale. La lettre  perd alors son rôle de porteuse de message  signifiant  et devient élément signifié,  abstrait ;  ainsi l'art de l'architecture chez les arabo-musulmans et des calligraphes  avait aussi l'HORREUR DU VIDE.

       2° Je garde évidemment les surfaces classiques de la toile vierge de côté, et j'oriente ma recherche vers des surfaces libres..., ainsi, le signe lui-même, libéré et vidé du contenu dialectique, impose à son tour tout simplement une architecture spatiale presque physique, et sensuelle.
 
       Je me suis rendu compte ensuite,  que le signe appartenant à la famille des styles arabes du Hijez à l'Atlantique libéré des contraintes (régionales-spécifiques),  admet par son ossature toutes les possibilités de liaison, soit en courbes reprises et répétées, soit en rectilignes géométriques et même optiques.
 
       Dans ma démarche, et ma quête, j'évite la facilité et l'école de style. Ainsi il me parait évident de rappeler, que l'essentiel du travail présent est de réussir la démarcation épistémologique par rapport à l'autre, c'est-à-dire par rapport à     l'art occidental dans la profondeur de son discours propre.

Je précise qu'il s'agit de DÉMARCATION et non de RUPTURE.
 
       Car, il s'agit pour moi, de me démarquer, pour assumer ma culture, au sens noble et non au sens de la Muséologie et des éthnologues de passage...
 
       Il s'agit pour moi dans la démarche plastique de reprendre à mon compte la réalité des cultures propres à ma civilisation — loin de toute littérature d'histoire —, mais dans l'immédiateté et le quotidien, car ma civilisation c'est MOI, au sens global. Etre en culture, c'est s'exprimer dans le langage de la terre,  et dans celui qui permet à l'homme de communiquer ouvertement.
 
       Il s'agit pour moi, de me démarquer, pour mieux apprécier la culture de l'autre et, peut-être, dans les marches parallèles, pourrions-nous, agir dans le sens de la complémentarité — combien nécessaire aux hommes et aux cultures extra-territoriales —.

       Je ne compte pas fermer la porte, au contraire, par ma spécificité, je souhaite collaborer — en tant qu'élément existentiel — à la construction de la culture universelle.
 
       Dans un univers en mutation, où les hommes se déplacent avec joie d'un continent à l'autre,  un univers où les médias-extra-sons diffusent l'information intercontinentale,  l'art ne doit plus se contenter de se bloquer dans les musées d'histoire,  mais servir de langage plus que jamais, et toutes ces civilisations millénaires qui gardaient le secret du geste et qui nous permettent aujourd'hui (par le travail conscient de certains hommes) doivent être prises en considération et nous appeler tous à la grande réflexion des ethnies, des croyances, et des libertés.
 
Mars 1980
La Marsa/
Nja Mahdaoui
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